Simenon, Georges - Monsieur Gallet, décédé. Страница 2

Celle-ci n’offrait pas le spectacle majestueux d’une rivière, mais le spectacle d’une infinité de ruisseaux d’eau vive courant entre des bancs de sable couleur de blé trop mûr.

Sur un de ces îlets, un personnage en complet de nankin péchait à la ligne. On aperçut l’Hôtel de la Loire, dont la façade jaune se dressait le long du quai.

Les rayons du soleil étaient plus obliques, mais l’air, épaissi par la vapeur d’eau, restait irrespirable.

C’était maintenant Mme Gallet qui menait la marche et, en voyant à proximité de l’hôtel un homme qui faisait les cent pas et qui devait être un collègue, Maigret se renfrogna à l’idée que le couple qu’il formait avec sa compagne était d’un ridicule achevé.

Des gens en vacances, des familles surtout, en vêtements clairs, se mettaient à table sous une verrière où circulaient des serveuses en tablier et bonnets blancs.

Mme Gallet avait vu l’écriteau où le nom de l’hôtel était entouré d’écussons de plusieurs clubs. Elle piquait droit sur la porte.

— Police judiciaire ? questionna l’homme qui faisait les cent pas, en arrêtant Maigret.

— Eh bien ?

— On l’a transporté à la mairie. Dépêchez-vous, car l’autopsie a lieu à huit heures. Vous avez juste le temps.

Le temps de faire connaissance avec le mort ! A ce moment, Maigret se traînait toujours comme un homme qui accomplit une tâche pénible et sans attrait.

Il eut le loisir, par la suite, de se remémorer en détail cette seconde prise de contact, qu’aucune autre ne pouvait suivre.

Le village était d’un blanc cru dans la lumière orageuse de cette fin d’après-midi. Des poules et des oies traversaient la grand-route, et à cinquante mètres, dans un trou d’ombre, deux hommes en tablier bleu ferraient un cheval.

En face de la mairie, des gens étaient attablés à la terrasse d’un café et il se dégageait de l’ombre des vélums rayés de rouge et de jaune comme une ambiance de bière fraîche, de glaçons flottant dans des apéritifs odorants, de journaux arrivés de Paris.

Trois autos stationnaient au milieu de la place. Une infirmière cherchait la pharmacie. Dans la mairie même, une femme lavait à grande eau le corridor dallé de gris.

— Pardon… Le corps ?…

— Derrière !… Dans le préau de l’école… Ces messieurs sont là… Vous pouvez passer par ici…

Elle désignait une porte au-dessus de laquelle était écrit le mot Filles, tandis que le mot Garçons figurait sur l’autre aile du bâtiment.

Mme Gallet allait de l’avant avec une assurance inattendue. Néanmoins, Maigret croyait deviner que c’était plutôt une sorte de vertige qui la poussait.

Dans la cour de l’école, un médecin en blouse fumait une cigarette en se promenant comme un homme qui attend quelque chose. Il frottait parfois l’une contre l’autre ses mains très délicates.

Deux autres personnages s’entretenaient à mi-voix, près d’une table où un corps était étendu sous un drap blanc.

Le commissaire tenta de freiner la marche impétueuse de sa compagne, mais il n’eut pas le temps d’intervenir. Elle atteignait déjà le préau, marquait un temps d’arrêt devant la table et, la respiration coupée, soulevait soudain le drap à hauteur du visage.

Elle ne poussa pas un cri. Les deux hommes qui causaient s’étaient tournés vers elle avec étonnement. Le docteur enfilait des gants de caoutchouc, clamait devant une porte :

— Mlle Angèle n’est toujours pas revenue ?

Tandis qu’il retirait un des gants pour allumer une nouvelle cigarette, Mme Gallet restait immobile, toute raide, et Maigret se tenait prêt à lui venir en aide.

Elle se tourna brusquement vers lui le visage haineux, lui cria :

— Comment est-ce possible ?… Qui a osé ?…

— Venez, madame… C’est bien lui, n’est-ce pas ?…

Les yeux devenus très mobiles, elle regardait les deux hommes, le médecin en blanc, l’infirmière qui arrivait en se dandinant.

— Que va-t-on faire ? articula-t-elle d’une voix plus rauque.

Et comme Maigret, gêné, hésitait à répondre, elle se jeta enfin sur le corps de son mari, lança vers la cour et vers ceux qui s’y trouvaient un regard de colère, de défi, hurla :

— Je ne veux pas !… Je ne veux pas !…

On dut l’emmener de force et la confier à la concierge, qui abandonna ses seaux d’eau. Quand Maigret revint dans le préau, le médecin avait un bistouri à la main, un masque sur le visage, et l’infirmière lui tendait un flacon en verre dépoli.

Le commissaire, sans le vouloir, heurta du pied un petit chapeau de soie noire, orné d’un nœud mauve et d’un cabochon en faux brillants.

Il n’assista pas à l’autopsie. Le crépuscule était proche et le médecin avait déclaré :

— J’ai sept personnes à dîner à Nevers…

Les deux hommes étaient le juge d’instruction et son greffier. Le juge se contenta, après avoir serré la main du commissaire, de prononcer :

— Vous verrez la police locale qui a commencé l’enquête ! C’est une affaire affreusement embrouillée.

Le cadavre était nu sous le drap qu’on fit glisser.

Et le morne tête-à-tête ne dura que quelques secondes. Le corps était bien ce qu’on pouvait imaginer d’après la photographie : un corps long, osseux, avec une poitrine creuse de bureaucrate, une peau blême qui faisait paraître les poils très sombres, encore que ceux de la poitrine fussent roussâtres.

Il n’y avait plus d’intacte qu’une moitié du visage, car la joue gauche avait été arrachée par le coup de feu.

Les yeux étaient ouverts. C’est à peine si les prunelles, d’un gris souris, étaient plus éteintes que sur le portrait.

— Il était au régime… avait dit Mme Gallet.

Sous le sein gauche, enfin, une plaie nette, régulière, gardait la forme d’une lame.

Le docteur, derrière Maigret, dansait d’impatience.

— C’est à vous qu’il faudra que j’adresse mon rapport ? A quelle adresse ?

— A l’Hôtel de la Loire…

Le juge et son greffier regardaient ailleurs, se taisaient. Maigret, cherchant à sortir, se trompa de porte, échoua dans une des classes de l’école, parmi les bancs.

Il y faisait idéalement frais et le commissaire s’attarda un instant devant des chromos représentant la moisson, une ferme en hiver et un jour de marché à la ville.

Sur une étagère, il y avait, en bois, en étain et en fer, toutes les mesures de poids et de capacité, par ordre de taille.

Le commissaire s’épongea. Comme il franchissait le seuil, il rencontra l’inspecteur de police de Nevers, qui le cherchait.

— Bon ! Vous voici arrivé ! Je vais pouvoir aller rejoindre ma femme à Grenoble… Figurez-vous qu’hier matin, quand on nous a téléphoné, je partais en congé…

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Absolument rien !… Vous verrez que c’est une affaire invraisemblable… Si vous voulez que nous dînions ensemble, je vous donnerai des détails, pour autant qu’on puisse appeler ça des détails… On n’a rien volé !… Personne n’a rien vu, rien entendu !… Et bien malin qui serait capable de dire pourquoi ce bonhomme a été tué… Une seule particularité, mais qui ne conduira sans doute pas très loin… Quand il descendait à l’Hôtel de la Loire, ce qui lui arrivait de temps en temps, c’était sous le nom de M. Clément, rentier, à Orléans…

— Allons prendre l’apéritif ! proposa Maigret.

Il se souvenait de l’atmosphère tentante de la terrasse qui, tout à l’heure, lui était apparue comme le refuge rêvé.

Pourtant, quand il s’y trouva devant un demi tout embué, il ne ressentit pas la satisfaction escomptée.

— L’enquête la plus décevante qu’on puisse imaginer, soupirait son compagnon. Vous m’en direz des nouvelles ! Rien à quoi se raccrocher ! Et rien non plus qui sorte de l’ordinaire, sinon que cet homme a été assassiné…

Pendant quelques minutes, il continua sur ce ton sans s’apercevoir que le commissaire ne l’écoutait guère.

Il y a des gens qu’on n’a rencontrés qu’une fois dans la rue et dont on ne peut pourtant oublier la physionomie.

D’Emile Gallet, Maigret n’avait vu qu’une photographie, un demi-visage et le corps blafard.

Encore était-ce la photographie qui vivait le plus dans son esprit.

Et justement il essayait de l’animer, de se figurer M. Gallet en tête à tête avec sa femme, dans la salle à manger de Saint-Fargeau, ou bien sortant de la villa pour aller prendre son train à la gare.

Par éclairs, le haut du visage devenait plus net. Maigret crut se souvenir qu’il y avait des poches plombées sous les paupières.

— Je parie que c’est une maladie de foie ! fit-il soudain à mi-voix.

— En tout cas, ce n’est pas d’une maladie de foie qu’il est mort ! riposta, vexé, l’inspecteur de Nevers. Une maladie de foie ne vous emporte pas la moitié de la figure et ne vous transperce pas le cœur !

Les lampes d’un tir forain s’allumaient au milieu de la place où un manège de chevaux de bois était démonté.

II

Un jeune homme à lunettes

Il n’y avait plus que deux ou trois groupes qui s’attardaient à table. Des chambres du premier jaillissaient les protestations d’enfants qu’on forçait à se coucher.

Une voix de femme dit, derrière une fenêtre ouverte :

— Tu as vu le gros monsieur, hein ? C’est un agent de police ! Si tu n’es pas sage, il te mettra en prison…

Tout en mangeant et en laissant son regard errer sur le décor, Maigret entendait un bourdonnement obstiné. C’était l’inspecteur Grenier, de Nevers, qui parlait pour le plaisir de parler.

— Ah ! si seulement on lui avait volé quelque chose ! Tout deviendrait d’une simplicité enfantine. Nous sommes lundi… Le crime a été commis dans la nuit de samedi à dimanche… C’était la fête… Ces jours-là, outre les forains, dont j’ai pour principe de me méfier, on voit rôder des gens de toutes sortes… Vous ne connaissez pas les campagnes, commissaire !… Peut-être y rencontre-t-on de pires individus que dans les bas-fonds de votre Paris…

— En somme, interrompit Maigret, si ce n’avait pas été la fête, le crime aurait été découvert tout de suite.

— Que voulez-vous dire ?

— Que c’est grâce au tir et aux pétards que personne n’a entendu le coup de feu… Ne m’avez-vous pas dit que Gallet n’est pas mort de sa blessure à la tête ?

— Le médecin le prétend. L’autopsie confirmera cette hypothèse. L’homme a d’abord reçu une balle dans la tête. Mais il paraît qu’il aurait pu vivre encore deux ou trois heures. Tout de suite après, il a reçu un coup de couteau en plein cœur et la mort a été instantanée… Le couteau a été retrouvé.

— Et le revolver ?

— On l’a cherché en vain !

— Le couteau était dans la chambre ?

— A quelques centimètres du cadavre… Et il y a des ecchymoses au poignet gauche de Gallet… Sans doute est-ce lui qui, blessé, a brandi l’arme en se précipitant vers son agresseur… Mais il était affaibli… L’assassin lui a saisi le poignet, l’a retourné et a fait pénétrer la lame dans la poitrine… C’est non seulement mon avis, mais celui du docteur.

— Donc, sans la fête, Gallet ne serait sans doute pas mort !

Maigret n’essayait pas de se livrer à des déductions ingénieuses, ni d’étonner son collègue de province. Cette idée le frappait. Il la suivait, curieux de voir ce qui allait en sortir.

Sans le vacarme des chevaux de bois, du tir et des pétards, la détonation aurait été entendue. Des gens de l’hôtel se seraient précipités, seraient peut-être intervenus avant le coup de couteau.

La nuit était tombée. On ne voyait que quelques reflets de lune sur la rivière et les deux lanternes plantées à chaque bout du pont. A l’intérieur du café, des clients jouaient au billard.

— Une drôle d’histoire ! conclut l’inspecteur Grenier. Dites donc, il n’est pas onze heures, au moins ? Mon train est à onze heures trente-deux et j’en ai pour un quart d’heure à atteindre la gare. Je disais que si quelque chose avait pu disparaître…

— A quelle heure ferment les loges foraines ?

— A minuit ! C’est le règlement !

— De sorte que le crime a été commis avant minuit et que, par conséquent, tout le monde, à l’hôtel, ne devait pas être couché.

Chacun des deux hommes suivait le cours de ses pensées et la conversation se poursuivait à bâtons rompus.

— C’est comme ce nom de M. Clément qu’il se donnait… Le patron a dû vous renseigner… Il venait de temps à autre… Tous les six mois à peu près… Et il y a bien dix ans qu’il est descendu ici pour la première fois… Toujours sous le nom de M. Clément, rentier, à Orléans…

— Il n’avait pas de mallette comme en transportent d’habitude les voyageurs de commerce ?

— Je n’ai rien remarqué de semblable dans la chambre… Mais l’hôtelier vous le dira… M. Tardivon !… Hé !… Un instant, s’il vous plaît… C’est le commissaire Maigret de Paris, qui voudrait vous poser une question… Est-ce que M. Clément était muni, d’ordinaire, d’une mallette de voyageur de commerce ?

— Contenant de l’argenterie ! précisa le commissaire.

— Non ! Il avait toujours un sac de voyage contenant ses effets, car il était très soigneux de sa personne. Tenez ! Je ne l’ai pas vu deux fois en veston. La plupart du temps, il portait une jaquette noire, ou gris sombre…

— Je vous remercie !

Et Maigret songeait à la Maison Niel et Cie, dont M. Gallet était l’agent général pour la Normandie. Cette maison était spécialisée dans l’orfèvrerie pour cadeaux : hochets, gobelets de style, couverts en argent, corbeilles à fruits, services à découper, pelles à tarte…

Il avala le minuscule morceau de gâteau aux amandes qu’une servante avait posé devant lui, bourra sa pipe.

— Un petit verre d’alcool ? questionna M. Tardivon.

— Si vous voulez…

Il alla chercher lui-même la bouteille, s’assit à la table des deux policiers.

— Alors c’est vous, commissaire, qui allez poursuivre l’enquête ? Quelle histoire, hein ? Et cela, au moment où la saison commence ! Si je vous disais que j’ai sept clients qui sont partis ce matin pour aller s’installer au Commerce !… A votre santé, messieurs… Pour ce qui est de M. Clément… Car je suis tellement habitué à l’appeler ainsi… Et d’ailleurs, qui se serait douté que ce n’était pas son vrai nom ?

La terrasse devenait de plus en plus déserte. Un garçon rangeait contre le mur les lauriers en caisse qui encadraient les tables. Un train de marchandises passa sur l’autre rive et les trois hommes suivirent machinalement des yeux le halo rougeâtre qui filait au pied de la colline.

M. Tardivon avait commencé sa carrière comme cuisinier de grande maison et il en avait gardé une certaine solennité, une façon un tant soit peu condescendante de parler en se penchant vers son interlocuteur.